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Les Travaux et les jours (de Tayoko Shiojiri dans le bassin de Shiotani)

Les Travaux et les jours (de Tayoko Shiojiri dans le bassin de Shiotani)

Film de C.W. Winter, Anders Edström - États-Unis - 2022 - 8h20

Avec : Tayoko Shiojiri, Hiroharu Shikata, Ryō Kase, Mai Edström, Kaoru Iwahana, Jun Tsunoda, 本木雅弘
Âge : Tout public
" La première règle en agriculture est de ne pas chercher la facilité. La terre exige des efforts. " Les Travaux et les Jours (de Tayoko Shiojiri dans le bassin de Shiotani) est une fiction tournée sur une période de 14 mois dans un village de 47 habitants dans les montagnes de la préfecture de Kyoto, au Japon. Il s’agit d’une description géographique du travail d’une agricultrice. Un portrait, sur cinq saisons, d’une famille, d’un terrain, d’un paysage sonore et du temps. Une sorte de Géorgiques en cinq livres.
Séance unique et exceptionnelle
Sam. 28/06 2025 à 13:30

Les Travaux et les jours (de Tayoko Shiojiri dans le bassin de Shiotani) est une œuvre de fiction documentée ambitieuse qui extrait progressivement du chaos de la vie le fil d'une histoire d'amour aussi élémentaire que bouleversante.

Le film est à la fois un journal intime, un traité naturaliste et topographique, un documentaire agricole, une chronique distanciée et les cinéastes s'appuient sur une série de récits individuels qui dressent le tableau d'une famille et de son mode de vie pour conduire la narration. 

Les cinéastes construisent un dispositif qui permet d'appréhender les strates temporelles et les connexions entre le dehors et le dedans. Au fil des quatre saisons, la nature environnante ainsi que la maison et les travaux agricoles y sont collectés à la façon d'un herbier constituant une mémoire des paysages, des outils, des objets domestiques, des gestes, des plantes et des arbres : un très beau travail d'observation de l'intérieur, de l'extérieur, ainsi que des perspectives offertes par les fenêtres et les portes comme autant d'outils de compréhension de l'espace. Par exemple, ils s'attardent régulièrement sur les coins de bazar de la maison : petits amoncellements témoins d'une histoire familiale et sociale qui mettent en perspective les gestes (domestiques et agricoles) effectués aujourd'hui par celle et ceux qui habitent la maison. 

Tayoko Shiojiri est celle par qui tout tient : la famille ou ce qu'il en reste, le monde, la vie. Ce personnage est bouleversant et on savoure le parti pris des cinéastes à montrer cette femme dans ses actes, en plan large, c'est-à-dire comme un corps continuellement au labeur du matin au soir dans les différents espaces qu'elle habite et façonne. Sa parole est présente régulièrement dans le récit au travers d'une sorte de journal. Quand elle s'exprime, ses mots résonnent fortement. Les Travaux et les jours est ainsi un magnifique film sur l'indispensable parole qui tente de colmater un monde dysloqué.

La dislocation du monde s'exprime par une profusion douce du récit mais aussi et surtout par quelques plans d'ensemble qui permettent d'embrasser d'un coup le bric-à-brac des constructions humaines dans cette vallée nipponne : l'harmonie classique du paysage y est fracturée, remplacée par la logique moderne de l'accumulation sans fin. Ainsi, les petits amoncellements intérieurs font-ils écho aux chaos de l'extérieur.

L'histoire récente de la famille et celle de la vallée sont reliées par la forme du film et présentes dans de nombreuses scènes ou plans. C'est d'ailleurs une grande force de cette œuvre qui suggère par éclats, les liaisons restant à la charge du spectateur. Cette histoire est marquée par l'américanisation de la société et de son mode de vie qui est régulièrement évoquée. Elle est montrée comme le symptôme d'une dégradation généralisée. L'aspect documentaire du film apporte ainsi le terreau qui permet la production de la fiction.

Les auteurs inscrivent les moments collectifs sous un mode original, davantage du côté du rituel que sur le terrain des péripéties de la vie familiale. Le patriarcat y fait figure de modèle établi et naturel d'un monde qui ne tient en réalité que parce que Tayoko le maintient. Non seulement ce monde social n'existerait pas sans qu'elle le conduise au quotidien, mais les êtres qui le peuplent (le père, le mari, et le fils ?) ne pourraient pas survivre sans elle. Une façon originale et radicale de décrire un ordre social par prélèvement du sens plutôt que par une construction dramatique traditionnelle. Le film, qui n'est pas avare en informations, invite néanmoins avec finesse et de façon constante le spectateur à élaborer des hypothèses sur la nature des relations qui régissent ce petit monde. Ainsi ce n'est pas l'action (quasi inexistante), mais l'élaboration d'un environnement cinématographique qui donne corps aux personnages.

Dans ce tableau construit par le film, les histoires individuelles et intimes se sédimentent avec des récits divers. Notamment ceux qui concernent la faune et la flore, qui agissent comme des strates donnant au film une dimension géologique : les sons et les images tenant lieu de matière organique. Un processus de vie pour combattre sa disparition. Les êtres et les choses cohabitent dans un monde interconnecté dans lequel on ne peut pas séparer ce qui relève de la nature et de la culture. Cette dimension de dépassement à laquelle est invité le spectateur se produit petit à petit, après plusieurs heures de projection, aboutissant à un sentiment d'épopée tragique. La vie des êtres humains s'inscrit ainsi dans un temps long dont on perçoit ici les dimensions profondes provenant d'un paysage spécifique sur le plan géographique (voir pour plus d'explications le dossier de presse du film). Vivre c'est s'inscrire dans une géologie terrestre avec la promesse qu'à la tragédie de la mort succèdera le renouveau de la vie.

Mais le film est aussi un sublime hommage au cinéma ainsi qu'une très belle réflexion sur le récit fictionnel. On sent le plaisir des auteurs à travailler leur matière cinématographique avec à certains moments des échappées aussi élémentaires qu'étonnantes : surgissement du fantastique, immersion sonore à la façon d'une pièce d'art contemporain, cinéma sériel… Par exemple, la répétition d'une image vue de la place d'un voyageur du train fait écho à une autre répétition liée aux déplacements que Tayoko doit effectuer pour se rendre en ville tout au long du film. Ou bien l'image de la disparition de personnages puis leur réapparition renvoient-elles à la place des humains dans le façonnement de paysages au cours des siècles : nous étions plusieurs, "nous" ne sommes plus qu'un, y aura-t-il quelqu'un pour poursuivre l'épopée ? La connaissance et le questionnement offerts par les procédés documentaires et les autres procédés discursifs offrent une épaisseur sensible au récit fictionnel…

… et la mélancolie du film s'accompagne de nombreux autres bonheurs de spectateur. Les images et les sons se succèdent dans une très belle mise à distance de ce qui est montré : par exemple le premier plan rapproché sur un des personnages aura lieu vers la fin du film, au bout de 8 h de projection. Il y a souvent dans ces plans de nature et d'objets "autre chose à voir" qui se découvre dans la durée du visionnement. Ce n'est pas un dévoilement puisque tout est là. Le film est ainsi une incitation à se poser de nombreuses questions au fil du récit et un exercice pour celui qui a envie de s'y plonger pour apprendre à voir. Ces images ne cherchent pas à être belles mais finissent par être sublimes car elles s'inscrivent progressivement dans une construction du sens. De matière inerte elles endossent peu à peu un autre statut. Les personnages ne sont presque jamais érotisés, l'émotion provient seulement de leurs actes ou de leurs récits distanciés. L'écriture cinématographique se charge de connecter les éléments de l'"herbier" dont la relation s'enrichit au cours de la projection. C'est bien l'humanité qui donne du sens au monde, le sens n'était pas là avant.

Le mari de Tayoko est un personnage quasi absent, qu'on ne voit presque que de dos pendant tout le film, et qui ne s'exprime pas. On comprend de façon assez allusive et au fil du récit sa place dans la famille. Ainsi, l'objet de l'amour est plus décrit que montré par l'intermédiaire du personnage de Tayoko Shiojiri, un peu comme si c'était le produit d'une forme épistolaire. Les témoignages d'amour de Tayoko pour son époux que les cinéastes ont choisi de consigner sont bouleversants. L'émotion provoquée par les images de ces gestes élémentaires montrés "à distance" justifie à elle seule le projet cinématographique.

Les auteurs disséminent une série d'indices en lien avec le cinéma, la littérature ou la peinture tout au long du film, qui sont autant de repères précieux pour contextualiser leur propre cheminement artistique et donnent une idée du cadre culturel dans lequel évoluent ces paysans. Le film est un peu comme une maison : après y avoir passé une journée, elle devient familière et reste en mémoire de façon prolongée une fois qu'on la quittée. 

Pierre-Alexandre Nicaise

Retour sur le film suite au visionnement lors de la projection du 28 juin 2025 à 13h30. 

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Notes de la production :

Les Travaux et les Jours est un film fait pour être vu dans sa continuité. Cependant, afin de tenir compte de la disponibilité des spectateurs, le film a été divisé en trois grandes parties qui se composent de la manière suivante :

PARTIE I
Chapitres 1&2
durée : 3h33


PARTIE II
Chapitre 3
durée : 2h10


PARTIE III
Chapitres 4&5
durée : 2h28


Entracte : Les Chapitres 1 & 2 de la Partie I sont entrecoupés d’un entracte qui survient à 1h41 du film.
L’entracte fait partie intégrante du film, il a été conçu par les réalisateurs pour donner la possibilité au spectateur, s’il le souhaite, de sortir de la salle et faire une pause. L’entracte dure exactement 8 minutes, la salle reste dans le noir puis le film reprend au chapitre suivant.

Paysages sonores : Pour aider le spectateur à retrouver progressivement le chemin et le rythme du film, chaque chapitre (à compter du chapitre 2) s’ouvre par un paysage sonore sur fond noir, tel un pont ou une transition vers le chapitre suivant. L’image réapparait après quelques minutes.


Séances

Vous pouvez réserver votre place au tarif unique de 7,20€ (sauf événements particuliers comme La Fête du cinéma...) en cliquant sur le lien de la séance.

  • Sam. 28 Jui. 2025 à 13:30